lundi 7 juin 2010

à chaque instance

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La poésie est une métaphysique instantanée.
[…] Si elle suit simplement le temps de la vie, elle est moins que la vie.; elle ne peut être plus que la vie qu’en immobilisant la vie, qu’en vivant sur place la dialectique des joies et des peines. Elle est alors le principe d’une simultanéité essentielle où l’être le plus dispersé, le plus désuni conquiert son unité. […] La poésie refuse les préambules, les principes, les méthodes, les preuves. Elle refuse le doute. Tout au plus a-t-elle besoin d’un prélude de silence. […] Alors que le temps de la prosodie est horizontal, le temps de la poésie est vertical. […] Toutes les règles prosodiques ne sont que des moyens, de vieux moyens. Le but, c’est la verticalité, la profondeur ou la hauteur
.; c’est l’instant stabilisé où les simultanéités, en s’ordonnant, prouvent que l’instant poétique a une perspective métaphysique. […] Au lieu du temps mâle et vaillant qui s’élance et qui brise, au lieu du temps doux et soumis qui regrette et qui pleure, voici l’instant androgyne. Le mystère poétique est une androgynie.

Gaston Bachelard, Instant poétique et instant métaphysique.







Le - Soleil

de la Vérité poétique

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Et puis il y a la vieille conception académique.: la vérité de l’intelligence cultivée, la vérité de la raison, la vérité philosophique et scientifique, ou encore, pour le propos qui nous occupe, la vérité d’une certaine imagination et d’un certain goût spécifiques, conformes à la raison, capables d’impartir une sage beauté à la présentation et à l’idée justes – autrement dit, la norme esthétique classique, ou, sous sa forme plus conventionnelle, pseudo-classique. Bien des notions familières se pourchassent à travers ce territoire
.: dans un camp, par exemple, on nous parle de la compatibilité ou de l’incompatibilité de la philosophie et de la poésie.; dans un autre, on nous explique que la poésie est essentiellement une critique de la vie, inscrite tout de même dans des formes artistiques et muée en un chant noble et grave. Ce point de vue s’accompagne très souvent d’un dégoût pour l’imagination débridée, les couleurs riches, pour les audaces de la fantaisie et du rêve, les voix lointaines et voilées de mystère, pour tout ce qui est visionnaire, subtil, éthéré. Le mental esthétique oscille, suit ses penchants, façonne son idée de la vérité poétique selon ses critères de satisfaction, et ses propres réactions sont promues au rang de loi canonique. Dans ce domaine, on rencontre une foule d’avocats qui s’accordent tous pour souligner exagérément un seul aspect du principe de création poétique. Car si l’esprit de la poésie a des aspects multiples et si ses procédés sont d’une extrême souplesse, la loi centrale de sa nature, en revanche, est ferme et immuable.


La mère de tous les dieux

La Vérité poétique dont je parle n’a rien à voir avec toutes ces limitations. La Vérité, telle que nous la contemplons finalement, est une déesse infinie, elle est le front et le visage mêmes de l’Infinité, elle est Aditi, la mère illimitable de tous les dieux. Cette Vérité infinie, éternelle et éternellement créatrice n’est pas ennemie de l’imagination, ni même de la plus libre fantaisie, car elles aussi sont des divinités et peuvent assumer l’un de ses visages ou porter l’un de ses masques expressifs.; et si l’imagination est peut-être, en effet, la couleur même de son processus créateur, les naissances et les mouvements de la Vérité sont innombrables, sa démarche est agile, aventureuse, et tous les pouvoirs divins, tous les moyens universels peuvent l’aider à trouver son chemin vers ses propres richesses.; l’erreur même est son fils légitime et, malgré ses caprices, ses rébellions et ses méandres vertigineux, elle sert le dessein de sa mère, dessein aux formes sans nombre, souple, vaste comme le monde. Or c’est précisément un peu de cette Vérité infinie que la poésie réussit à nous offrir avec un souverain pouvoir, lorsqu’elle suit son chemin de beauté, avec toute l’opulence des moyens qui lui sont assignés. Son instrumentation diffère de celle des autres mouvements de la Vérité, car son pouvoir est d’une autre nature. La Vérité infinie a mille façons de s’exprimer et de se découvrir, et chaque voie qu’elle emprunte, chaque instrument doivent demeurer distincts. La loi d’une forme particulière d’expression ne doit pas être appliquée à une autre. Cela ne signifie pas, cependant, que le matériau de l’une ne saurait servir à d’autres – à condition qu’elle se laisse façonner par un autre pouvoir et se coule dans un moule différent.–, ni que toutes ces voies ne se rejoignent pas sur les cimes. La vérité de la poésie n’est pas seulement la vérité de la philosophie, de la science ou de la religion.; elle est un autre mode d’expression de soi de la Vérité infinie, si singulier qu’il semble donner aux choses un tout autre visage, révéler un tout autre aspect de notre expérience. Un poète peut fort bien avoir une croyance religieuse, souscrire à un système philosophique ou, tel Lucrèce ou certains poètes indiens, se ranger parmi les plus importants penseurs-philosophes, ou, tel Goethe, réussir aussi bien comme savant que comme poète et créateur. Mais dès qu’il commence, dans ses vers, à débattre intellectuellement de son système, ou introduit directement dans ses mètres une science endimanchée, ou quand il nous inflige, à l’instar de Wordsworth ou de Dryden, des sermons rimés ou des arguties théologiques, alors il enfreint la loi. Et même s’il ne se fourvoie pas aussi complètement, plus il s’engage sur cette voie – sans outrepasser pourtant les limites de son art où certains poètes ont remporté de passables, tantôt de considérables, voire de parfaits succès.–, plus il doit savoir qu’il marche sur un sol friable, ou, en tout cas, sur un bas-plateau où il aura toutes les peines du monde à préserver l’authentique esprit poétique et la pureté de son inspiration.


Un sens nouveau

Car il s’agit ici d’un autre culte, d’une autre forme d’adoration, et du moment qu’il se tient devant l’autel de la Muse, le poète doit vêtir de neuf son mental et servir les rites d’une différente consécration. Il doit évoquer cette autre personnalité en lui dont le regard plus pénétrant se pare de mille reflets, et dont la voix nous enchante. Aux autres, le mot ne procure pas une telle jubilation, car ils ne remontent pas à sa source – même s’ils éprouvent une joie intense, chacun à sa manière, comme la philosophie, par exemple, goûte à la joie d’une compréhension profonde et globale, ou comme la religion connaît d’indicibles extases. Il est vrai, néanmoins, que le poète peut exprimer essentiellement la même chose que le philosophe, le religieux ou l’homme de science – il peut même nous donner une vérité philosophique, religieuse ou scientifique, à condition qu’il les transmue et en extraie quelque chose sur quoi les autres insistent à leur façon, et nous donne en retour ce quelque chose de plus qu’apportent l’expression et la vision poétiques. Cette vérité, il doit la convertir en vérité poétique, et s’il peut la voir d’emblée avec le regard pénétrant du poète, avec l’œil créatif, intuitif, qui perçoit et interprète immédiatement, son art n’en sera que plus grand.; car, à n’en pas douter, son expression de la vérité deviendrait alors plus poétique, plus authentique et plus inspirée, plus convaincante. Cette distinction entre la vérité poétique et les autres vérités, d’ordinaire bien sentie, sinon toujours correctement observée, ainsi que la façon dont ces vérités se fondent l’une à l’autre et le lieu où elles convergent, sont suffisamment importantes pour que l’on s’y arrête. En effet, si en ce nouvel âge la poésie veut accomplir tout ce dont elle est capable, elle inclura dans son domaine beaucoup de choses qu’elle partagera avec la philosophie, la religion et même la science, prise dans son sens le plus large, tout en développant plus intensément encore la beauté particulière, le pouvoir singulier de sa propre intuition et de son propre style. À cet égard, la poésie de Tagore constitue déjà un exemple original et frappant d’une vérité qui, vue et poursuivie différemment, aurait pu être spécifiquement philosophique et religieuse.; mais ici le pouvoir transformateur de la vision poétique lui a donné le visage de la beauté et l’a revêtue d’un sens nouveau.


D’un seul regard

Ce qui différencie ces grands pouvoirs du mental, c’est l’instrument principal, indispensable que nous devons utiliser, l’attrait qu’il exerce sur le mental et l’approche tout entière. Or cette différence est immense. Le philosophe voit les choses dans la lumière crue de la raison, il procède froidement, par abstractions, par une analyse rigoureuse du contenu intellectuel de la vérité.; il avance pas à pas, logiquement, posément, d’une idée à l’autre, et si sa méthode est ardue et nébuleuse pour le mental ordinaire, pour le mental poétique elle est carrément rebutante, aride, impossible. Car le mental poétique voit d’un seul regard, dans un flot de lumières chatoyantes, par une expérience émouvante.; il suit avec ravissement le mot qui se rapproche, il baigne dans les splendeurs de la forme, dans le bondissement spontané des idées inspirées qui se pressent, étincelles sous les pas du cheval Dadhikrâvan, blanche flamme lancée à l’assaut de la montagne des dieux.; la vision du poète est le souffle et le nimbe diapré, le battement des ailes des jeunes oiseaux de la Pensée, arcs-en-ciel de lumières volant au-dessus de la terre ou s’élançant vers les cieux. L’homme de science, lui aussi, procède par la raison intellectuelle, mais en soumettant tout à l’examen du microscope. Ainsi, la raison se porte sur l’analyse des faits et des processus sensibles, sur la mesure correcte et les rapports de force et d’énergie tels que nous les voyons agir sur la substance phénoménale de l’existence.; inlassablement, le scientifique enchaîne les faits, déroule les processus, jusqu’à ce qu’il ait sous la main, sinon le corps de la réalité, du moins son squelette et ses tissus, et tous les maillons apparents de la chaîne. Mais pour le mental poétique, c’est là une chose mécanique, une chose morte.; car l’œil du poète se plaît à contempler la vie quand elle se meut et respire, il aime ses synthèses et ses rythmes accomplis, pas ses mensurations, encore moins ses membres disséqués.; son regard saisit l’âme merveilleuse des choses, non le miracle physique. La méthode des autres pouvoirs consiste à suivre les pas rigoureusement fondés, patiemment assurés de l’intelligence théoricienne, et l’aspect de la Vérité qu’ils dévoilent ainsi est une norme que l’œil de la raison intellectuelle mesure et découpe du monde des idées et du monde des sens. Le philosophe dans ses méditations, le scientifique dans sa recherche, ne sauraient en vérité se passer de l’aide de ce pouvoir supérieur qu’est l’intuition.; mais d’ordinaire, il leur faut amener ce que cette faculté plus intime, plus vive et plus lumineuse leur offre dans une atmosphère plus réfléchie, sous la lumière critique de l’intelligence, et l’établir dans la méthode dialectique ou analytique de la philosophie et de la science avant de l’introduire devant son juge.: l’intellect. Le mental du poète voit par intuition, par une perception directe des choses, et il exprime ce qu’elles lui offrent en insistant sur l’image totale, et ce faisant lui donne forme.; ce qui l’enchante, c’est de voir la vérité vivante de la forme, de la vie qui l’inspire, de la pensée créatrice sous-jacente et du mouvement de l’âme qui la soutient, l’harmonie des rythmes que ces choses lui révèlent et dont la beauté le ravit. Ces domaines et ces chemins sont fort éloignés les uns des autres, et si l’une de ces voix étrangères veut jamais parvenir aux oreilles du créateur et poète et le charmer, il faudra que sa texture subisse une profonde transformation et s’adapte à la nouvelle atmosphère, chaude et colorée, avant d’être admise dans ce royaume.

LE LIEU DE LA RENCONTRE NE SE TROUVE PAS À LA BASE, MAIS AU SOMMET.



Sri Aurobindo, La Poésie future, éditions Buchet/Chastel.





Et c’est ce temps vertical que le poète découvre quand il refuse le temps horizontal, c’est-à-dire le devenir des autres, le devenir de la vie, le devenir du monde. Voici alors les ordres d’expériences successives qui doivent délier l’être enchaîné dans le temps horizontal.:
1° s’habituer à ne pas référer son temps propre au temps des autres – briser les cadres sociaux de la durée.;
2° s’habituer à ne pas référer son temps propre au temps des choses – briser les cadres phénoménaux de la durée.;
3° s’habituer – dur exercice – à ne pas référer son temps propre au temps de la vie – ne plus savoir si le cœur bat, si la joie pousse – briser les cadres vitaux de la durée.
Alors seulement on atteint la référence autosynchrone, au centre de soi-même, sans vie périphérique. Soudain toute l’horizontalité plate s’efface. Le temps ne coule plus. Il jaillit.

Gaston Bachelard, Instant poétique et instant métaphysique.

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